Ludovic Bernhardt

Inversion, 2014

 

Novel written in 2013 in French language. Politics and science fiction story where ultra leftist groups turn into mystical and teleological approach collecting traces and ruins revealing the decadence of the capitalist civilisation.

Ruines.

Quote from the chapter 2.

French.

 

"Koeline frotta du bout de ses doigts le bord droit de son volant et expira un souffle chaud vers son pare-brise qui provoqua l’extension d’une tache de buée informe. Elle voulait se rappeler distinctement des transitions : en particulier des Ultimistes qui créèrent la rupture avec les idéologies traditionnelles en épurant les méthodes d’actions et de réflexion. « Ils n’étaient que quinze à leurs débuts, et déclarèrent solennellement aux groupuscules de Genève que le contenu idéologique de leur mission devait s’effacer devant une action répétée et cohérente visant à repérer toutes les failles visibles d’un système pourrissant. Ces Ultimistes simplifiaient le discours convenu en orientant l’action et la réflexion vers les dysfonctionnements irréversibles, les infections incurables que porte en lui le monde occidental. Il s’agissait alors d’affaiblir toutes les utopies de renouvellement de la société qui constituaient des buts détachés des réalités sociales actuelles. Ces utopies étaient dites idéalistes, et il leur fallait se recentrer sur un réalisme méthodique imprégné des vices de leur époque. Cependant l’utopie n’était pas absente. Elle se profilait à l’horizon, et s’établissait comme un moment central, salvateur, produit d’une longue et difficile analyse de l’état de la société du présent. Les ultras radicaux et radicaux en tout genre ne comprirent pas immédiatement la portée novatrice de notre engagement. Ils avaient besoin de se rattacher à une mission active et salvatrice ; la nouvelle méthode énoncée leur semblait bien trop obscure et ascétique ; cependant cette méthode prit dans le milieu, lentement mais sûrement. Au bout de trois années de débats et de confrontations une centaine de membres formait le corps Ultimiste. La méthode s’était perfectionnée et s’était orientée vers la collecte d’indices et le dressage de listes: les indices étaient ces éléments de pourrissement, ces failles qui fissuraient le mur du tissu social et indiquaient sa fin prochaine ; nous les appelions Ruines. Établir des listes de Ruines était une fin en soi, un processus de témoignage et d’encouragement de l’effondrement des fondations sociales. Les listes et leur cohérence rigoureuse étaient les armes les plus sûres dans le combat mené contre la monstruosité du quotidien. L’action juvénile de mes débuts devait être remplacée par une concentration patiente, dirigée sur les indices et leur analyse. » Elle prononça un « Aaahhh » expressif qui se répendit sourdement dans le caisson de sa voiture, comme pour finaliser ses pensées par une rupture sonore concrète, presque tangible.

 

Elle ralluma le moteur, écouta son ronflement presque suave, et fit demi-tour pour s’engager dans la rue Sibelius. Après avoir circulé au ralenti pendant une bonne quinzaine de minutes dans l’ensemble pavillonnaire elle longea le stade Paul Debrésie en empruntant la rue des Anciens combattants en Afrique du Nord. Elle tourna au niveau du rond point du stade et suivit le panneau indiquant « Z.A. La Vallée ». Ici elle parcourut une voie strictement rectiligne, large et longue, revêtue d’un asphalte sans aspérité. La couleur noire du bitume adhérait harmonieusement aux quatre pneus de la voiture qui avait augmenté sa vitesse. Un panneau chargé d’inscriptions colorées indiquait des noms d’entreprises présentes dans la zone. Koeline s’arrêta et fixa la liste : APE les papillons blancs, Bon Vincini, Suprocos, M.D.F.G., T.U.S.K., Nicoigerm, F.A.C... Les pylônes hautes tensions surélevés ai- daient les lignes souples à traverser le ciel en diagonale et à fuir vers l’extérieur de la ville. Trois nuages gris surveillaient les réseaux électriques en stagnant à quelques centaines de mètres de hauteur. Koeline traversa la Zone La Vallée et ne se laissa pas impressionner par l’agencement des boîtes architecturales qui professaient leur domination par leur répétition. « Répétition et domination, ça prend une certaine tournure, un certain sens, ici ; je veux dire pour dominer il faut bien répéter... » pensait-elle sans même remarquer les bruits constants et progressifs produits par la ligne aérienne internationale. On pouvait entendre très loin un flux de voiture comme s’il n’avait jamais cessé d’exister."

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